Deux hivers en ville : le travail, cette drôle de bête …

J’avais imaginé une petite bâtisse ou une yourte en périphérie d’Oulan-Bator, mais trouver un terrain libre et négocier avec son propriétaire ne sont pas choses aisées. Il est, en outre, préférable d’être inséré dans un tissu relationnel pour éviter de mauvaises surprises. Une famille en revenant de week-end à eu la mauvaise surprise de ne pas retrouver sa yourte. Elle s’était littéralement « tout fait voler ». Il ne restait plus rien, pas même le plancher et leurs voisins, habitant pourtant dans la même enceinte, n’avaient rien entendu.

A peine ai-je fait le tour d’un appartement que la propriétaire me demande : « Alors, il te plaît ? » Ma réponse vaguement donnée, elle sort déjà quelques feuilles de nulle part et procède à un état des lieux sommaire. Son mari passe pour les derniers réglages, m’explique que je peux payer demain, me donne les clés et s’en va.

Un jour de février le couple revient : « il faut partir dans dix jours » me disent-ils, oubliant le contrat stipulant un préavis de trente jours et ne pensant même pas à me fournir un document écrit. Si bien des Mongols sont sédentarisés, ils gardent souvent la force de déménager sur un coup de tête avec une rapidité spectaculaire.

Dans la périphérie d'Oulan-Bator.

Dans la périphérie d'Oulan-Bator.

Fin novembre, j’entends un expatrié expliquer à des touristes surpris de leur témérité que l’hiver à Rome est plus difficilement supportable parce que l’air y est plus humide ! Je leur laisse apprécier une bise sèche à moins trente ... Rien ne fond entre novembre et février. Pour autant, le paysage est rarement féérique : la neige, vite salie, ne tombe que très modérément sur la ville. Pour ne rien arranger, les trottoirs et les escaliers du centre-ville ont souvent été revêtus de marbre afin, semble-t-il, d’aider la neige et la glace à transformer la ville en patinoire … Les balcons sont utilisés comme congélateur pour la viande rapportée de la campagne. Je vois deux hommes se réfugier dans les canalisations d’eau chaude, abri de fortune pour SDF.

Des activistes antipollution sont passés par là.

Des activistes antipollution sont passés par là.

L’hiver, le froid gêne moins que l’extrême pollution retenue dans la cuvette accueillant la ville. Dans les quartiers périphériques, les habitants se chauffent au charbon et les centrales électriques marchent elles aussi à la houille. Si, pour l’indice de la qualité de l’air américain, une valeur supérieure à trois cents place une ville dans le dernier groupe de dangerosité, il n’est pas rare de voir apparaître dans mon quartier des 999 parce que la machine n’a pas été programmée pour enregistrer des chiffres à quatre zéros… Il n’y a guère que le quartier du sud prévu pour les riches et les expatriés qui obtiennent des valeurs acceptables.

Célébrations du nouvel an mongol.

Célébrations du nouvel an mongol.

Après avoir attrapé une bronchite, je peinais à respirer dès que je sortais de chez moi. Ce n’est qu’après avoir déménagé que je recommençais à souffler. En 2018, les écoles ont fermé pendant tout le mois de janvier pour éviter d’exposer les écoliers à la pollution et les femmes enceintes furent appelées à la vigilance. Ma génération se souvient encore du communisme : « il y avait du travail, pas de pollution, peu de trafic, des espaces verts au centre d’Oulan-Bator … »

Heureusement, la pollution n’est un problème que l’hiver. Les vents printaniers la chassent et, le reste de l’année, les besoins en chauffage ne sont pas les mêmes. Si en 2011, Oulan-Bator se classait à la première ou à la deuxième place des villes les plus polluées du monde suivant les indicateurs choisis (1), la capitale mongole ne figurait cependant même plus dans les soixante premières en 2016 en raison de la légère amélioration sur l’un des indicateurs (le PM 10) et surtout de la progression des autres villes (2).

Le nouvel an mongol, au mois de février, marque la fin de l’hiver même si les températures demeurent frisquettes. Les Mongols font le tour de leur famille pour leur souhaiter une bonne année, souvent vêtu d’un deel, le costume traditionnel. Les plus jeunes saluent les plus âgés en posant leurs bras pliés à angle droit au-dessus des leurs et en donnant un peu d’argent à leurs hôtes. La table est dressée avec, en plus de différentes boissons et salades, une grosse pièce de mouton cuite à la vapeur, en général le dos et l’arrière, gras compris, que les invités mangent avec parcimonie car elle fait aussi figure de décoration et doit survivre aux festivités. Le tavagiin idee consiste en un empilement d’un maximum de neuf couches de gros biscuits secs avec une base hexagonale. Ces derniers ne se mangent pas durant la fête car ils provoqueraient l’écroulement de l’édifice. Vide à l’intérieur, les sucreries et l’aaruul (lait caillé séché parfois un peu sucré) en recouvrent le sommet. Les buuz, sortes de ravioles mongoles huileuses cuites à la vapeur sont servis à profusion. Avant de partir, les invités reçoivent généralement un cadeau. La table est dressée de façon très similaire dans tout le pays, certainement en raison de l’importance qu’elle revêt au niveau spirituel : pour que l’année à venir se déroule sans malheur il faut que la fête avec ses gestes ritualisés se déroule bien.

Je profite de mon séjour à Oulan-Bator pour donner des cours à l’Alliance française ainsi que dans une école. La première semaine, après plus de deux ans sans travail fixe, les appréhensions, les attentes et l’excitation sont grandes. Le travail devient un horizon merveilleux, une nouvelle aventure faite de rêves. Il permet de meubler le quotidien, de lui donner un rythme, de se sentir intégré dans une équipe et de pouvoir répondre honnêtement et sans peine à la sempiternelle question : « que faîtes-vous dans la vie ? »

Mais bien vite, je sens le revers. Pour un homme habitué à pédaler au clair de lune et dormir où bon lui chante avec le ciel comme unique limite, les contraintes deviennent des anomalies comme une laisse pour un loup. Je me sens décalé et mes aspirations peinent à entrer dans le cadre. La lassitude et l’ennui me guettent. Chaque semaine est différente, certes, mais les découvertes sont moins nombreuses. La vie manque de piment. Le temps s’écoule tranquillement, polissant tout sur son passage. Les découvertes incroyables cèdent la place à la banalité. Je vais parfois courir dans la forêt mais il ne s’agit que d’un baume au cœur pour quelques heures. Rien à voir avec ce que j’ai vécu. Le temps n’était plus une contrainte, simplement un horizon libre. Des espaces infinis se révélaient au fil de mes choix.

A l’école, les enfants ont un horaire complexe et le français n’est qu’une branche facultative. Je commence parfois le cours tout seul pour le finir avec une dizaine d’écoliers arrivés au compte-goutte. Les plus grands font tour à tour office de femmes de ménage et de portiers jugulant le flux des plus jeunes. Dans l’école du petit Erkhisse, neuf ans, le directeur a eu la bonne idée d’installer des caméras dans les classes pour lutter contre la violence scolaire. Pas de changement dans les comportements à en croire l’écolier, apparemment peu gêné par cet œil mécanique dans une classe où le prof a toujours été respectueux des élèves. Reste que cette mesure liberticide était certainement l’investissement le plus intelligent pour une classe comptant… quarante-sept élèves !

Façonnés par l’éducation communiste à la sauce mongole, les écoliers étaient assignés, par le passé, à des devoirs particulièrement originaux. Dans la campagne de l’aïmag d’Uvs, Poudgé, ma prof de mongol, devait rapporter dix peaux d’écureuil terrestre à la rentrée, participant ainsi au contrôle de l’espèce. Les enfants bouchaient les trous avec des pierres pour ne laisser que deux entrées. L’un d’eux inondait les galeries alors qu’un autre assommait les pauvres bêtes qui tentaient de s’enfuir par le seul trou restant. Un à deux samedis après-midi par mois, les élèves, à partir de leur cinquième année, participaient au nettoyage du soum accompagnés par tous les villageois. En septembre, ils prenaient quatre jours sur leurs vacances pour aider à la récolte des légumes dans les champs. Dès quinze ans, au moins de novembre, les garçons aidaient à l’abattage annuel du bétail pendant que les filles participaient au nettoyage des abats pendant une bonne semaine. Chaque famille obtenait, en plus de son salaire mensuel, des quotas sur les légumes. Le bétail avait été collectivisé, mais chaque éleveur disposait de quelques bêtes pour sa consommation personnelle de viande et de lait. Le magasin du village était utilisé pour acheter du riz, de la farine, des produits de nettoyage et des habits ; pas grand-chose de plus.

A Oulan-Bator, Touya et ses camarades de classe, en plus de la participation aux travaux de nettoyage, semaient des herbes le long des allées de la capitale au printemps avec les semences qu’ils avaient ramassées en automne. En hiver, ils déblayaient la neige. De temps à autre, les élèves étaient chargés de prévenir les incivilités. Ils se mettaient en ligne à intervalle régulier dans une rue. Si une personne jetait un papier par terre, l’enfant s’approchait et lui demandait de ramasser son détritus.

A seize ans, on les envoyait deux semaines à la campagne pour aider les villageois. La première fois, ils furent logés à trente dans des tentes militaires ; l’année suivante dans des yourtes. Au lieu de préparer la nourriture, les organisateurs leur donnaient un mouton vivant. Venant de la ville, les élèves apprirent sur le tas. Ces camps ressemblaient à un rite de passage vers l’âge adulte : le travail des champs, des soirées au coin du feu, les premières histoires d’amour…

A l’université, ces corvées estivales prenaient deux mois. Elles étaient obligatoires mais plutôt bien payées et permettaient de mieux connaître ses camarades de classe. Touya en garde de bons souvenirs malgré la dureté des tâches : désherber un champ de pommes de terre, aider au foin, désinfecter les moutons en les plongeant dans une solution chimique, construire des maisons, creuser un fosséde deux mètres de profond à la pelle pour de futurs canalisations …

Lac Khövsgöl en hiver.

Lac Khövsgöl en hiver.

Le mongol compte huit cas ainsi qu’un nombre incalculable de suffixes. « Avec mes enfants », khüükhdüüdteigee est formé d’« enfant », khüükhed, auquel le pluriel üüd, la particule tei signifiant « avec » et un dernier suffixe gee indiquant l’appartenance à la première personne du singuliersont accolés. Ces ajouts de suffixe permettent à la langue de dégager ses saveurs. Ainsi, am « la bouche » devient « goût » amt,littéralement « de la bouche » avec l’ajout du datif puis amttai « avec de la bouche » - comprendre délicieux – par le concours du comitatif. Le verbe, toujours placé en fin de phrase, possède lui aussi une pléthore de suffixes. Ainsi, il convient d’ajouter un datif sur l’infinitif pour traduire « quand », mais aucune conjonction, un instrumental pour traduire « dans le but de » ou encore un datif sur le radical du verbe pour remplacer le « et » dans « il allait et venait ».

Le respect aux plus âgés se ressent par un vouvoiement strict. On vouvoie ses parents bien sûr, mais aussi ses frères et sœurs même pour une différence d’âge d’un an. Si le serveur d’un restaurant ou le postier sont plus jeunes, il est normal de les tutoyer. Le respect trouve sa compensation dans le rôle des aînés souvent appelés à aider les plus jeunes et à s’occuper des tâches ménagères.

De même, au niveau linguistique, l’aspect communautaire est souvent préféré au côté individuel. Les Mongols diront donc notre école plutôt que mon école, notre prof plutôt que mon prof, notre sœur plutôt que ma sœur. Je dois me résoudre à dire notre pays en parlant de la Suisse bien que je sois seul et loin de ma patrie.

Lancer d'osselets sur glace.

Lancer d'osselets sur glace.

Pour les mots à forte connotation culturelle, les traductions sont mal aisées. Ainsi Pâques se dit ulaan öndögiin bayr, littéralement « la fête de l’œuf rouge » et la marraine zagalmailsan ekh, « la mère croisée » en opérant une dérivation du nom la croix, zagalmai, pour créer un nouveau verbe. Il m’a fallu bien des explications et des essais pour parvenir à un consensus acceptable par tous mes interlocuteurs pour « féministe » devenu emegteitchüüdin tölöö üdzelten littéralement l’opinion sur les femmes. Le mot féministe calqué sur le français existe, certes, mais personne ne le comprend. L’économie se dit ediin zacag, littéralement « la gouvernance de la propriété » et la science chinjlekh ukhaan « l’intelligence pour analyser ».

Parfois décortiquer un mot renvoie à une profonde sagesse comme pour la superstition, mukhar süseg, littéralement « l’impasse de la foi » ou laisse entrevoir l’apport tardif d’une autre culture : le fameux « lait de jument fermenté jaune », char aïrag, n’est en effet, autre que la bière. Quant aux modèles et autres mannequins, elles perdent, à mon sens, toute leur superbe dès que leur profession est traduite. Elles ne sont plus que des zagvar ömsögtch « des porteuses de design ». Elle montre des habits rien de plus. La question de leur beauté est laissée de côté. Mes mots préférés sont des noms d’animaux comme yast melkhii littéralement « La grenouille avec des os » c’est-à-dire la tortue ou ce mystérieux « cochon des mers » dalain gakhai qui se révéla être un dauphin !

La prononciation est rendue difficile par trois r différents et une kyrielle de sons naviguant entre le /o/ le /ou/, le /u/ et le /eu/. La compréhension orale est certainement la partie la plus ardue et mon oreille a eu besoin d’années pour s’y habituer. Après trois mois d’études, je regardais la météo à la télévision. Il y avait un diagramme avec toutes les villes du pays et leurs températures. Une voix off le lisait simplement. Je ne comprenais rien !

Ces difficultés sont amplifiées par le manque de ressources pédagogiques et des professeurs habitués à se concentrer sur la grammaire. J’avais, pour cette raison, décidé de préparer mes cours moi-même et présentais chaque jour à mes professeurs ce que je voulais étudier …

Les Mongols ne facilitent pas cet apprentissage parce qu’ils veulent montrer leurs compétences en anglais, synonyme d’inscription dans la modernité et de valorisation de leur statut social. Il m’est donc souvent arrivé de recevoir, après une belle question en mongol, quelques mots dans la langue de Shakespeare ou des signes pour toute réponse. Si une femme montre de l’intérêt à mon égard, il me suffit de lui répondre en mongol pour que la romance se termine abruptement. Elle aurait voulu sentir le vent de la modernité et se projeter vers la globalité.

De plus, pour qu’une discussion puisse se construire, l’interlocuteur doit croire que le dialogue et la compréhension mutuelle sont possibles. Les Mongols n’ont pas l’habitude d’entendre des accents étrangers, encore moins de voir un blanc s’exprimer dans cette langue. A contrario du français ou de l’anglais, dont l’usage est universel, le mongol est lié à une couleur de peau. Il ne s’agit pas de racisme simplement de la réalité pour la langue mongole à laquelle les locuteurs sont habitués.

Parler une langue étrangère, c’est un peu comme jouer au tennis. Si l’adversaire ne renvoie pas bien la balle ou a un style de jeu qui vous incommode, vous ne ferez pas un bon match, même si vous êtes un excellent joueur. En commençant une discussion en mongol, je sais que je dois convaincre mon interlocuteur que l’on peut se comprendre. Je suis alors un peu plus tendu et cela se ressent sur ma prononciation. Mon interlocuteur, déjà persuadé que l’on ne pourra pas interagir ensemble, en est plus encore convaincu.

Préparation d'une marmotte avec des pierres à l'intérieur de la peau pour la cuire.

Préparation d'une marmotte avec des pierres à l'intérieur de la peau pour la cuire.

Le mongol compte relativement peu de locuteurs natifs, un peu moins de deux millions et demi en Mongolie et deux à trois millions en Chine (3 et 4). Mais, si un classement par aire géographique était publié, le mongol avec plus d’1,5 million de kilomètres carrés en Mongolie et près d’1,2 million en Chine deviendrait une des langues les plus importantes d’Asie, terres d’autant plus riches en découvertes et en aventures qu’elles sont peu peuplées et que la connaissance de langues occidentales y est embryonnaire en dehors d’Oulan-Bator.

Tout ça est bien beau me direz-vous mais qui étudie une langue aussi inutile ? Les expatriés abandonnent en général très vite et préfèrent miser sur une langue « utile ». Les touristes et voyageurs au long-court qui reviennent régulièrement dans leur pays préféré semblent contents de demeurer dans une superficialité des interactions. En dehors de quelques originaux composés de retraités, cinéastes, contorsionnistes, ethnologues, historiens et autres naufragés, le seul groupe socio-culturel s’engageant assidument dans l’apprentissage du mongol est, paradoxalement, peu fasciné par la culture mongole et pense qu’il est temps de lui faire vivre un tournant décisif : il s’agit des missionnaires chrétiens. Dans mon école, les témoins de Jéhovah japonais étaient une bonne dizaine et représentaient plus de la moitié des effectifs totaux. Dans d’autres écoles, mormons, moonistes et évangélistes occupent les bancs ; la colère de dieu en quelque sorte …

Notes

(1)   Organisation mondiale de la Santé (OMS), Urban outdoor air pollution database, septembre 2011, disponible sur www.who.int/phe/health_topics/outdoorair/databases/cities-2011/en/#.

(2)   Organisation mondiale de la Santé (OMS), Ambient Air Pollution Database, mai 2016, disponible sur http://www.who.int/phe/health_topics/outdoorair/databases/cities/en/.

Derniers commentaires

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23.03 | 06:03

C'est beau, c'est plein de vie et d'humanité; merci pour le partage de tes voyages.

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