Depuis mai 2015, sur les routes du monde au gré des vibrations d'âmes ...
Les chiens du poste frontière de la Moldavie s’écartent tranquillement pour laisser passer les rares voitures. La nature est douce, parsemée de collines aux pentes raides, de petits lacs, de rivières tranquilles, d’une basse-cour débordant sur la route, de pâturages agréables pour le camping, de sources d’eau limpides et goûteuses, d’églises et monastères que le patriarcat de Moscou refuse de céder à celui de Roumanie…
La Moldavie est le bastion latin de l’ex-URSS. La gestualité devient plus théâtrale, les salutations se font à la romaine, les discussions prennent un tour plus exubérant. Les lignées de noyers qui longent les routes moldaves sur des centaines de kilomètres sont un beau prétexte pour bavarder : « Encore trois seaux de noix et je rentre chez moi. J’irai ensuite les vendre. Je n’ai pas de travail ; je cherche à être embauché à la journée pour de menus travaux ou pour gagner un peu d’argent. J’ai essayé de partir en Italie où ma femme travaille, mais, il n’y a pas de travail pour les hommes là-bas, seulement pour les femmes dans l’aide à domicile. Elle a récemment rencontré un riche italien, nos deux enfants partent la rejoindre la semaine prochaine ». Ailleurs, c’est un paysan qui me fait l’éloge des vaches moldaves. Le gouvernement avait voulu lui imposer des vaches hollandaises plus chères et à la productivité limitée, mais il avait su résister. Ailleurs encore, une paysanne me donne son adresse au cas où je repasserais dans la région, regrettant que, le soir avant, je ne sois pas venu lui rendre visite, plutôt que de camper le long d’une rivière à un kilomètre de sa maison.
La Moldavie a vu les pays alentours s’enrichir. Les Roumains et les Bulgares sont entrés dans l’union européenne. De nombreuses femmes partent travailler en Italie, au chevet des personnes âgées et reviennent les poches pleines. Même la Russie est devenue un eldorado migratoire. Les Moldaves, quant à eux, ont récemment vu leurs débouchés économiques gelés avec la Russie, alors que leur coopération avec l’Europe, réglée sur le papier, est, dans les faits, encore à un stade embryonnaire.
La Moldavie rappelle la situation des pays de l’ex-URSS, dans une forme épurée de tout ce qui pourrait mettre un frein à la corruption, relancer l’économie ou stabiliser la situation politique. Mes parents de passage dans le pays, s’intéressent à la prise en charge médicale des moldaves. Il y a en principe deux solutions: soit vous êtes riches et vous obtiendrez ce que vous désirez en payant des pots-de-vin ou en vous rendant dans des cliniques privées; soit vous êtes pauvres et vous serez aiguillés d’une file à l’autre, avec au bout un traitement du strict minimum, grâce à la couverture obligatoire des soins de santé. Il vous faudra alors user de bien des stratagèmes et consentir bien des sacrifices pour vous procurer les médicaments adéquats et obtenir les soins d’un médecin compétent.
Le pays manque également de stabilité politique : Une petite région russophone à l’Est du pays, la Transnistrie, a fait sécession au début des années nonante. Cette région vit sous perfusion de Moscou, dans son désir touchant de protéger les populations russes hors des frontières de la Russie. Le gaz est par exemple gratuit pour les Transnistriens. Plus précisément, la Russie considère la Transnistrie comme une région de la Moldavie et attend donc le payement du gaz par Chisinau. La facture impayée depuis plus de vingt ans apparaîtra certainement en cas de réunification du pays… Cela étant dit, le sort de cette région n’est pas le premier souci de la population moldave. La frontière peut être franchie sans encombre et, de nos jours, la cohabitation est paisible.
Dans un des rares gîtes ruraux de Moldavie, nous nous reposons en observant couler le Dniestr. Sur l’autre rive, la forêt automnale des sécessionnistes brille de tout son éclat. Après des études d’économie pour le mari et de mathématiques pour la femme, le couple est revenu dans son village d’origine pour reprendre l’exploitation familiale, y cultivant la vigne, le maïs... Dans la tourmente de la chute de l’union soviétique, ils ont cherché à faire leur chemin, remaniant la ferme petit à petit, de l’essentiel à l’accessoire, de la cuisine aux chambres d’hôtes, des appartements d’hiver à ceux d’été. Profitant de racheter des terres, car la campagne, propriété de tous à l’époque communiste, venait d’être divisée à l’infini entre les habitants du village, auxquels il manquait tant la rigueur que les connaissances nécessaires pour mener une activité paysanne indépendante. Il a fallu s’entendre, choisir la main d’œuvre et faire des choix sur les modalités de production ainsi que sur les aliments à récolter.
Développer une activité indépendante est un véritable parcours du combattant. Le tourisme est si peu développé, que la famille ne peut s’appuyer sur des structures régionales ou nationales. Las d’attendre l’aide de l’Etat, ils ont décidé de rénover eux-mêmes une des routes de leur village. A intervalle régulier, on leur met des bâtons dans les roues pour des questions purement administratives. La circulaire B6139 n’a pas été correctement appliquée, à moins que ce ne soit le formulaire annexe à la taxe sur le tourisme qui n’a pas été rédigé conformément aux instructions du ministère. Refusant de payer des pots-de-vin, ils se retrouvent englués dans des procédures juridiques de plusieurs mois. S’ils engrangent les victoires, celles-ci sont amères : la perte de temps est considérable et les frais de déplacement vers la capitale ne leur sont pas remboursés.
A Chisinau, le dimanche matin, au bout de la route principale entourée d’un parking sans âme et d’une statue quelconque à la sauce communiste, une manifestation se prépare. Bien en rang, les quarante mille manifestants, venus des quatre coins du pays, attendent disciplinés, les banderoles déjà déballées, comme s’il s’agissait d’un rituel, en aucun cas d’une révolution. Ce dimanche c’est une coalition pro-russe majoritairement de gauche qui organise la manifestation.
Je me renseigne auprès d'un des rares quidams observant la manifestation sur la possibilité de se rendre au centre : « Oh, vous savez, ce n’est pas Maïdan me répond-il, la Moldavie est un pays très calme ». Après qu’il m’ait affirmé ne pas avoir d’avis personnel définitif et être venu observer la manifestation par intérêt personnel, je fais un petit éloge des manifestants, venus des quatre coins du pays, en ce dimanche matin lugubre, où la grisaille se savoure comme nulle part ailleurs.
« Oh vous savez, répond le badaud, ils ne savent pas pourquoi ils sont ici. Ils sont venus pour recevoir les deux cents leus (dix dollars) promis. Chaque groupe a un représentant qui reçoit un montant et le distribue dans ses rangs, à la sortie des cars qui les amènent. Ce n’est pas possible, répartis-je. Vraiment ? Regardez minutieusement les visages de ces personnes ; pensez-vous vraiment qu’ils s’agissent d’activistes politiques ? ». L’exercice proposé semble abject : scruter les hommes dans leurs tréfond,s afin de soutirer un aveu sur l’étendue de leur bêtise. Je regarde à la dérobée, puis, traduis à mes parents. Nous nous prenons au jeu. Le constat est sans appel. Ma mère a une question qui lui brûle la langue et dont elle semble assez fière : « Mais vous ne trouvez pas paradoxal que les gens se fassent payer pour participer à une manifestation qui justement combat la corruption ? Je comprends la question, répond notre interlocuteur, mais les gens sont contents de gagner de l’argent. D’ailleurs, la manifestation ne devrait pas s’éterniser ; tous sont pressés de rentrer chez eux et attendront la prochaine occasion pour gagner de l’argent facilement en se promenant dans la capitale ». Les rayons de soleil illuminent à présent la longue ligne droite qui mène au parlement. La manifestation se met en marche. La discussion s’interrompt abruptement. « Je dois y aller. Ah bon vous êtes pressé demandai-je ? C’est que je suis de la police secrète. Devant notre stupéfaction et notre incrédulités, il poursuit: Non, ce n’est pas un gag, me dit-il en nous montrant son badge». A peine ces dernières paroles prononcées, le prétendu badaud s’évanouit dans le flux des manifestants consciencieux.
Un écran a été installé et des tentes plantées pour un sit-in devant le parlement. D’autres manifestations auront lieu pendant mon séjour. Les pro-occidentaux ne seraient pas payés, le parti au pouvoir n’ayant pas intérêt à financer des manifestations contre son emprise.
L’omerta soviétique en matière de politique est toujours aussi savoureuse dans un pays où donner son opinion pouvait et peut encore ne pas rester sans conséquence. C’est un peu comme jouer au poker menteur. Il est préférable de tester son interlocuteur et de discuter en cercle restreint. Parfois un manque de naturel, de surprise ou de logique en disent plus qu’un long discours : « Oui c’est bien de combattre la corruption disent Olga et Natalia, nous aussi quand nous aurons fini de manger nous irons participer à la manifestation (qui d’ailleurs aura été dissoute longtemps avant le dessert !!) » ou encore « vous savez, ils manifestent devant mon magasin depuis des semaines, mais je n’ai aucune idée sur leurs raisons…» Après les lapalissades de coutume, un vendeur s’aperçoit que tout en étant déjà initié à la politique du pays, je me surprends, là où personne ne saurait être surpris : «Ceux-ci sont libres. Et chez vous les manifestants sont libres ou payés me demande-t-il ? »
J’en discute avec Nina, une amie russe, par téléphone : « Bien sûr c’est clair comme de l’eau de roche qu’ils sont payés pour manifester, qu’est-ce que tu crois ? » Et d’ajouter, après un courte pause, « Dimitri, tu ne voudrais pas plutôt poursuivre ton voyage dans des contrées où le dépaysement est au rendez-vous ? »
Derniers commentaires
21.07 | 03:46
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23.03 | 06:03
C'est beau, c'est plein de vie et d'humanité; merci pour le partage de tes voyages.
25.12 | 09:32
Lieber Dimitri.
Herzlichen Dank für deinen Besuch. Du hast Spuren bei uns hinterlassen...
Liebe Grüße
Jasmin
15.12 | 12:04
Hello