Depuis mai 2015, sur les routes du monde au gré des vibrations d'âmes ...
La rigueur, la propreté et la féminité du poste frontière biélorusse s’efface. D’une petite cabane mal camouflée, se distingue des silhouettes. L’un d’eux, en habit militaire, abandonne sa partie de cartes pour venir ouvrir une frêle barrière. Plus loin, un essaim de militaires au rude accent ukrainien et aux jeux de mots incompréhensibles se divertit sur les accessoires de mon vélo. Après avoir testé ma sonnette en forme de perroquet et changé les vitesses, le plus âgé commence la fouille avec la lecture à voix haute d’extraits de mon livre de citations russo-allemand : «Il vaut mieux être la tête d’un chat que la queue d’un lion », « il ne faut pas pénétrer dans les forêts où le loup a peur », « le poivre dans le cœur, l’ail dans l’âme ». Les miliciens s’esclaffent… Après avoir palpé mes sacoches à la recherche d’armes, on m’envoie, avec un sourire mesquin en coin, au bureau du contrôle des papiers du véhicule. La longue et lente agonie, pour expliquer l’absence de quelconques justificatifs, à laquelle je me croyais promis se termine précipitamment par un tampon et le gentil sourire d’une secrétaire trop fatiguée par son entourage.
Les villages ukrainiens surprennent par leurs activités, la basse-cour déambule dans la rue, les paysannes vendent leurs produits le long des routes, les abords des rivières servent à la fois de lieu de détente et de point d’eau pour faire sa toilette et laver son linge. Les voitures vieillissent. Dans les Carpates, après avoir slalomé entre les nids de poule, au bas des cols, les voitures s’arrêtent pour reposer le moteur, l’asperger d’eau ou simplement le réparer. Pour rendre le décor plus pittoresque encore, les calèches, tirées par des chevaux, sont souvent utilisés pour le travail des champs et pour transporter le matériel encombrant.
Le pays étonne par sa diversité ; les villages dynamiques sont jalonnés de villes dotées d’une riche histoire, les grands fleuves se perdent dans les montagnes. Les dialectes ukrainiens s’entrecroisent. Aux sonorités polonaises de l’Ouest font échos les formes russisées de l’Est. Pour se comprendre entre patois inintelligibles, le russe s’immisce. Celui-ci est compris sans difficulté par l’écrasante majorité, mais l’expression pèche parfois, manque d’entrainement oblige. Cet état de fait débouche parfois sur des situations cocasses. Il n’est pas rare de rencontrer des personnes ayant lu tous les classiques de la littérature russe, mais ne se souvenant pas, sur le moment, des mois de l’année. Mieux! A mon russe, on me répondait parfois en ukrainien s’attendant à ce que je le comprenne. Même sur les plateaux télévisés, que l’invité réponde en ukrainien aux questions posées en russe ne surprend personne.
L’Ukraine ne passionne pas seulement les linguistes en herbe mais est aussi un cas d’école au niveau religieux. L’Ukraine est traditionnellement administrée par le patriarcat de Moscou qui lui accorde une autonomie mais pas d’indépendance. Trois églises ont, au court de l’histoire, fait sécession.
La première fut l’Eglise gréco-romaine dite aussi uniate. En 1596, elle décida de quitter l’orthodoxie pour se rattacher à l’Eglise catholique tout en conservant le rite byzantin (c’est-à-dire le même style de rite que dans les Eglises orthodoxes les plus connues; les églises catholiques suivent le rite romain). Dans la pratique le mix entre orthodoxie et catholicisme est saisissant. Les prêtres sont rasés, la plupart des fidèles célèbrent la messe debout mais les bancs sont plus nombreux que dans les Eglises moscovites. Comme dans les Eglises orthodoxes une cloison (l’iconostase) symbole de la division entre monde profane et monde divin, sépare le cœur où se tiennent les fidèles du lieu où les prêtres se retirent. Si les chants et le rythme de la messe sont orientaux, le prêche est à l’image des Eglises catholiques ; long, posé et personnalisé. Interdite par Staline en 1946 et rattachée de force à l’Eglise orthodoxe, cette Eglise fut durant cette période trouble, la plus grande Eglise clandestine du monde et certainement la plus grande force d’opposition à la dictature soviétique. Ce passé récent contribue à asseoir sa popularité.
L’Eglise orthodoxe autocéphale ukrainienne, quant à elle, apparut une première fois en 1921 pendant une courte période, avant d’être ravagée par la folie communiste. En dépit d’un soubresaut pendant la deuxième guerre mondiale où les nazis l’acceptèrent, elle ne put s’établir durablement qu’à partir de la perestroïka. Ironie de l’histoire, l’Eglise autocéphale ukrainienne est reconnue et légitime partout où elle est présente, sauf en Ukraine. En effet, pour être considérée comme légitime, une Eglise orthodoxe doit être reconnue par le patriarcat qui administre cette région. Or, en Ukraine, c’est le patriarcat de Moscou qui gère la région et qui refuse l’indépendance à l’Eglise autocéphale. Cependant, le patriarcat de Constantinople la reconnait dans son champ d’influence, dans le cas d’espèce partout en dehors du monde russe.
Il existe enfin l’Eglise ukrainienne patriarcat de Kiev, active depuis 1991. Elle n’est pas reconnue par les autres Eglises.
Dans les faits, les différences ne sautent pas aux yeux en observant le rituel des différentes Eglises. Heureusement, le plus souvent, une plaque à l’entrée renseigne sur l’appartenance de l’Eglise. Cette gabegie organisationnelle n’est cependant pas sans conséquence. Le patriarcat de Moscou est politiquement orienté pro-kremlin, notamment au niveau du conflit ukrainien. Les autres Eglises, quant à elles, soutiennent le patriotisme ukrainien et tendent à l’exacerber. Ce militantisme tend à fragiliser la cohésion du pays, en isolant la minorité plus russifiée.
Tous les fidèles orthodoxes avec qui j’ai discuté avaient une position détachée sur les questions d’appartenance. Le plus important pour eux était l’appartenance à l’orthodoxie. Que leur Eglise soit nationale et indépendante était la cerise sur le gâteau.
A l’Ouest de l’Ukraine, la vie continue normalement. Le conflit est à un jour de train. On ne rencontre pas d’activistes à tous les coins de rue. Les gens vaquent à leurs occupations, comme si de rien n’était.
La guerre est pourtant bel et bien dans les esprits. Des affiches commémorant les morts de Maïdan se rencontrent épisodiquement. D’autres pancartes enjoignent à défendre la patrie. Les drapeaux ukrainiens flottent ça et là. A Lviv, en pleine ville, j’assiste, devant une statue de la vierge Marie, à un recueillement pour les soldats partis au front. Comme expliqué ci-dessus, les Eglises ne sont pas restées neutres et leur engagement est visible.
Au détour d’une ruelle, ou dans les couloirs d’une gare, on croise, des adolescents boutonneux en habit militaire accompagnés par leurs mamans. Une fleuriste installée au fin fond des Carpates s’inquiète : « Les jeunes sont mobilisés, et parfois ne reviennent pas. Ceux qui ont les moyens fuient le pays pour éviter l’enrôlement ». Beaucoup déplorent la guerre, ce fléau que le pays a si souvent connu et qui, comme une fatalité, leur tombe à nouveau sur la tête. Le plus souvent les gens n’ont pas grand-chose à en dire et en matière de politique ils gardent les vieux automatismes si souvent présents en ex-URSS : « Mieux vaut se taire, on ne sait jamais ce qui peut arriver si on parle ». Le tableau est d’autant plus sombre que cette guerre reste pour beaucoup incompréhensible. Qui combat-on ? Pour qui ? Pourquoi ?
Après avoir vécu plus d’un an en Russie, je constate que la situation manque cruellement de clarté. Le tableau dressé en Russie n’est pas à l’avantage des européens : l’OTAN serait en guerre en Ukraine, l’armée américaine y enverrait des troupes. Des camps d’entrainements pour nationalistes ukrainiens seraient organisés en Pologne. Les manifestants demandant plus de démocratie seraient en fait des fascistes à la solde de l’Occident. La Russie tenterait de protéger le peuple russe de l’impérialisme occidental. La Crimée devrait être reprise pour réparer une erreur de l’histoire dans le cadre d’une guerre préventive pour éviter un bain de sang. Alors que je campe au bord d’un lac, un jeune du Donbass (la région en guerre) m’interpelle : « Mais que faites-vous, vous, américains et européens, pourquoi venez-vous faire la guerre dans mon pays ? ».
Les russes n’enverraient ni armes ni militaires ; il s’agirait seulement de volontaires combattant pour la mère patrie… En particulier les tchétchènes, ajoutais-je à chaque fois que cet argument revenait. Un sourire complice, parfois embarrassé, s’affichait sur le visage des pro-ukrainiens. Les pro-kremlins sortaient de leur réserve « Et quoi les tchétchènes ? Ils font aussi partie de la Russie »… Oui, comme les Tibétains font partie de la Chine.
Les arguments pro-russes ont de quoi faire sourire le premier européen de l’Ouest venu. Il n’empêche. Des manifestations et des émeutes pour mener à la destitution d’un président qui jouissait de la légitimité des urnes ne peuvent être considérées comme un processus démocratique. Les circonstances de la mort des émeutiers de la place Maïdan demeurent floues et il n’est pas improbable que le pouvoir en place à l’époque ne soit pas le seul responsable. L’Europe et les Etats-Unis aident l’Ukraine dans son développement économique et militaire comme un joueur d’échec place ses pions. L’Europe se montre soudain très complaisante avec les nouvelles élites en place qui ont en commun avec les anciens détenteurs du pouvoir ce qui justement leur était reproché : une richesse colossale et le désir de s’enrichir. On chuchote d’ailleurs que le président actuel s’est acheté une île et s’est enrichi par trois fois depuis son investiture.
J’ai trouvé la clé de l’énigme : dis-moi quelle chaîne de télévision tu regardes et je te dirai qui tu es. Dans ce domaine, les russes affichent souvent une grande fatalité. Comme me l’expliquait un journaliste russe « tout article est en soi une propagande et moi j’ai décidé d’écrire pour une large audience, je fais donc de la propagande de masse ». Les européens préfèrent remplacer le mot propagande par celui de point de vue. Mais une même réalité se cache sous ce stratagème sémantique.
Heureusement, l’espoir demeure. Tous les points de vue ne se valent pas et la diversité des idées permet de dépasser une simple propagande abêtissante : « la Russie n’envoie pas d’armes, les pro-russes ramassent simplement les armes que l’armée Ukrainienne perd au combat » martelait le présentateur d’un débat télévisé, soutenu par tout l’auditoire, fustigeant en passant les propos de la seule voie contestataire invitée sur le plateau, un émissaire de l’OTAN que son fort accent allemand trahissait. Cette asymétrie ne semblait choquer que moi.
Derniers commentaires
21.07 | 03:46
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23.03 | 06:03
C'est beau, c'est plein de vie et d'humanité; merci pour le partage de tes voyages.
25.12 | 09:32
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Herzlichen Dank für deinen Besuch. Du hast Spuren bei uns hinterlassen...
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Jasmin
15.12 | 12:04
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