Xinjiang : la honte de la Chine
Les quelques bâtisses du poste frontière mongol prêtent à sourire si on les compare aux infrastructures mégalomaniaques des Chinois. Le poste avancé me fouille de la tête au pied. Les préposés scannent mes bagages, puis mon corps avec un scan corporel à ondes millimétriques, connectent mon iPhone à leur ordinateur et passent en revue tous les programmes de mon ordinateur portable. Seul mon vélo, en particulier le cadre, échappe aux investigations.
Les douaniers découvrent deux couteaux suisses dans mes sacoches. On m’annonce qu’ils sont interdits dans la région : « Comment faîtes-vous pour manger demandais-je ? Nous mangeons avec des baguettes » me répondent-ils avant d’ajouter que nous nous trouvons dans le Xinjiang, une région particulièrement tendue couvrant 1,6 millions de kilomètres carré à l’extrême Nord-Ouest du pays. Au lieu de me confisquer mes armes, ils m’encouragent à les mettre dans la poche de mon short et de ne les montrer à personne. Mes bagages seront par deux fois à nouveau contrôlés, mais pas mes poches. Les quatre premiers gardes-frontières n’ont pas seulement fermé les yeux, ils m’ont aidé à passer mon matériel en douce !
Les quinze kilomètres qui suivent la frontière sont surplombés de caméras alignées méticuleusement tous les deux cent mètres. De petites collines se jettent rapidement dans une large steppe plate, ennuyeuse et trop aride. Aux petites routes de campagne succèdent de longues lignes droites sur lesquelles de lourds camions rompent le silence de la région. Quelques yourtes pouilleuses, vendant des pierres ainsi que des souvenirs quelconques sont les derniers témoins du passé nomadique local. De nouvelles infrastructures pharaoniques et l’extraction minière tentent d’avaler les derniers soubresauts sauvages de la région. Même les habitants ne sont pas en harmonie avec ces terres. Ils ont l’allure de citadins que l’on a fraîchement débarqués pour remplir le vide.
Après six cents kilomètres de steppes mes ennuis commencent. Je reviens sur un carrefour pour m’assurer auprès du policier de faction devant un commissariat perdu entre zone industrielle et rase campagne que j’ai pris la bonne route. Devant le nombre de caméras et le peu de circulation, je pensais que les agents m’avaient déjà repéré depuis longtemps et qu’ils avaient décidé de me laisser passer.
J’avais tout faux. Le gendarme me force à attendre une demi-heure son supérieur qui me fait pénétrer dans le poste. J’y aperçois nombre d’écrans retransmettant le travail des caméras. Le gradé me questionne à l’aide d’un traducteur sur son Smartphone dans une salle à coucher comportant trois ou quatre lits superposés. Je dois l’assister pour déchiffrer mon passeport, lui indiquer mon lieu de départ ainsi que ma destination, parler de mes intentions ... Je me sors de cet interrogatoire au prix de quelques mensonges.
Les policiers me laissent partir sans même m’indiquer le chemin. Je me plains à renfort de grands gestes. En une bonne heure, ils n’ont même pas été capables de répondre à la question que je leur avais posée une dizaine de fois et qui constituait l’objet de ma visite. Le gradé m’indique alors la route. Il ajoute qu’il se ferait un plaisir de m’aider pour combler tous mes souhaits avec, dans le regard, une rare innocence et une franchise telle qu’une larme me montait dangereusement à l’œil. Comment pouvait-il penser que nous avions construit les bases d’une relation de confiance ?
Quelques kilomètres plus loin, je m’arrête pour acheter des pâtes dans une épicerie de laquelle, oh mal chance, trois flics s’apprêtaient à sortir. Ils reviennent à la charge pour me demander mes papiers. Je me suis jeté dans la gueule du loup ! Je leur explique à l’aide de dessins que je viens d’être contrôlé. Ils n’en ont cure et ça les fait même rire : je suis désormais dans leur juridiction et le travail de leurs voisins n’a aucun intérêt à leurs yeux.
Le temps passe. Deux voitures de police sont arrivées. Le maigre carrefour est devenu le point de rencontre des représentants de l’ordre. On me tend le téléphone. Au bout du fil, un homme m’explique en anglais que la nuit approche et qu’il vaut mieux que les policiers m’amènent jusqu’à un hôtel où résident des professeurs bilingues capables de me donner des informations utiles sur mon voyage. Il ne s’agit pas d’une obligation. Les agents sont simplement désireux de m’aider. Je suis tellement curieux de voir leur plan foirer que je me décide à les suivre.
Et pour foirer, il foire vite. Nous embarquons mon vélo dans la fourgonnette que je partage avec une dizaine de flics. Après moins de dix kilomètres, le chef reçoit un téléphone : ils ont une urgence et doivent filer. Je suis aussitôt recraché dans une zone industrielle dégueulasse. Avaient-ils vraiment quelque chose de plus important à faire que d’amener un touriste à l’hôtel ? Le mystère restera entier.
Je me remets à pédaler. Le soleil à peine couché, une voiture de police m’escorte pendant une dizaine de kilomètres jusqu’à un hôtel. Je ne peux cependant pas y dormir car l’établissement ne dispose pas d’une autorisation pour loger les étrangers. L’équipe qui m’avait récemment abandonné nous rejoint. Je remonte dans leur véhicule et suis emmené sans encombre jusqu’à la ville où nous finissons par me trouver un logement.
Je deviens la proie d’autres policiers qui voient d’un très mauvais œil l’arrivée d’un vagabond. Ceux-ci me signalent que je ne pourrais certainement pas rester plus d’une nuit dans cette ville. Je fais scandale. Il est une heure du matin et leur junte est responsable de cette situation.
Entre les traductions, le réceptionniste me fait comprendre que de terribles événements dont il ne peut pas parler ouvertement se sont déroulés, il y a quelques années dans la ville. Les forces de l’ordre seraient tendues pour cette raison. Il ajoute que je n’ai rien à craindre car, contrairement à ce que prétendent les policiers, la ville est des plus calmes.
Le matin, pour faire un tour dans la ville, je suis escorté par un mouchard qui croit que nous sommes amis. Le jeune homme n’est pas un policier, mais a attendu patiemment avec le personnel de l’hôtel que je sorte pour se lier avec moi et ne plus me lâcher. Je ne suis pas autorisé à me promener seul.
Mon départ se déroule sous escorte. Une voiture de police accompagnée du manager de l’hôtel me guide jusqu’aux portes de la ville. Un véhicule civil prend le relai sur quelques kilomètres. Je passe ainsi les barrages suivants sans encombre. Ils sont contents de me voir partir.
Leur stratégie est pourtant contre-productive. Même pour qui ne se douterait de rien, il apparaît évident que les forces de l’ordre ont quelque chose à cacher. Je ne peux que me mettre à chercher.
Intégré à l’empire manchou au cours du XVIIIème siècle puis à la république de Chine en 1911 après la prise du pouvoir par les nationalistes, le Xinjiang luttera pour son indépendance durant tout le siècle, comme en témoigne la création dans la région de deux éphémères Républiques islamiques du Turkestan oriental de 1933 à 1934 et de 1944 à 1949. La mainmise de la Chine ne sera effective qu’avec l’avènement des communistes, même si la contestation ne cessera jamais (1).
Les événements préfigurant le tour de vis actuel datent de 2009. Le 5 juillet à Urumqi une manifestation demande des investigations sur le meurtre de deux Ouïghours dans une usine de jouets de la province de Guangdong. Le fait divers est symptomatique de la relégation des Ouïghours, l’ethnie traditionnellement majoritaire de cette région, en citoyen de seconde zone. La protestation est violemment réprimée et dégénère en émeute (2). Le bilan officiel, certainement sous-évalué, fait état de 197 morts et de plus de 1’600 blessés (3).
Les Ouïghours ont le sentiment de vivre une marginalisation économique. Ils constatent amèrement que les meilleurs postes de travail sont occupés par des personnes ethniquement chinoises (Hans), qu’ils sont refusés pour des emplois au motif de leur nationalité et sont privés des bénéfices de l’exploitation des importantes ressources minières de leurs terres (4). Plus généralement, ils voient leur région se siniser et leur culture se marginaliser. Les Hans ne représentaient que 6% de la population en 1949 alors qu’ils étaient 40% en 2000 (5).
Les mesures risibles sont légions et ne visent pas seulement les Ouïghours, mais aussi les autres minorités de la région notamment les Kazakhs. Des cadres du parti communiste s’invitent en grand nombre dans les foyers musulmans durant le ramadan, pour empêcher leurs ouailles de prier et de jeûner. Les contrevenants risquent de fortes amendes ou des séjours en camp de rééducation (6). Les autorités ont également jugé utile d’interdire vingt-neuf prénoms musulmans comme Mohammed ou Medina. Un enfant avec un tel prénom ne pourra plus obtenir son « Hukou, un passeport qui donne accès aux services de soin ou à l'éducation » (7). Les barbes « anormalement longues » et les voiles « trop couvrants » ont été bannis sans qu’une définition claire en ait été donnée. De même, le refus d’écouter la radio ou regarder la télévision d’Etat est un autre signe de radicalisme (8). Enfin, les documents de voyage sont souvent confisqués pour empêcher aux musulmans de quitter la région sans permission (9).
Les autorités tentent de renforcer le niveau de chinois des écoliers. Ils espèrent ainsi améliorer l’employabilité des nouvelles générations -le chinois est souvent mal maitrisé dans cette région- au risque d’exacerber le ressentiment de marginalisation de la culture ouïghoure (10). Le serpent se mord la queue.
La liste des chefs d’inculpation n’est pas très claire et n’a de toute façon aucune raison de l’être puisque la police peut arrêter arbitrairement et détenir sans procès. Certains ont même été envoyés en camp de rééducation à cause de leur niveau de chinois (11) jugé trop faible et recouvreront peut-être la liberté à la faveur d’un bon résultat à un examen.
Les centres de rééducation fleurissent dans toute la région. Le nombre des détenus est estimé à un million (12) voire bien plus (13) pour une population totale de seulement vingt-quatre millions. La construction de nouvelles infrastructures laisse penser que la population carcérale va encore augmenter (14). Les rescapés qui acceptent de témoigner parlent de journées passées à chanter des chansons de propagande communiste et des nuits dans des cellules noires de monde (15). De leurs côtés, les autorités chinoises nient et essayent de faire croire qu’elles n’internent que quelques dangereux terroristes, n’hésitant pas à mettre la pression sur les lanceurs d’alerte (16).
Il est difficile de comprendre ce que la Chine cherche à faire, sinon créer une nouvelle menace terroriste ou discriminer une population entière, ultra-minoritaire à l’échelle du pays, dont elle n’a d’ailleurs pas besoin. Les terres lui suffisent. Un Léviathan administratif semble être apparu que plus personne ne parvient à contrôler. A moins que …
Derrière ces mesures disproportionnées et inappropriées se cachent peut-être des dirigeants qui croient dans leur idéologie et tentent de ramener les brebis égarées à une éthique communiste, alors même que leur train de vie est en phase avec le capitalisme sauvage. Croient-ils vraiment aux valeurs qu’ils essayent d’inculquer aux prisonniers ? La démarche a un quelque chose de religieux. Je vois dans ces camps de rééducation une sorte de purgatoire avant l’heure, dans lesquels on chante des cantiques à la gloire du Seigneur. C’est un peu comme si le curé du village faisait réciter des milliers d’Ave Maria aux pécheurs de sa paroisse entre deux soirées au bordel. Simple cynisme ou schizophrénie ?
Pour une partie de la population, le Xinjiang peut être assimilé à une prison à ciel ouvert. D’autres parviennent à vivre à peu près normalement. Ils s’habituent aux postes de contrôle, s’accommodent des quelques restrictions et n’émettent pas d’opinion politique. En se comportant ainsi, les Hans n’ont, selon toute vraisemblance, pas de soucis à se faire. Le vent siffle, par contre, en permanence sur l’épée de Damoclès pesant au-dessus de la tête des minorités. Celles-ci ne sont jamais à l’abri d’un contrôle de routine qui tournerait au vinaigre.
A Urumqi, les autorités ont l’habitude des étrangers. Je passe donc entre les gouttes jusqu’au jour où j’ai l’idée de visiter une mosquée. Je commence alors un long tour de ville à la recherche de la perle rare. Certains édifices sont devenus de simples halls de commerce. Un bâtiment est encore en activité, mais son rez-de-chaussée est occupé par des boutiques dont un magasin d’alcool. Beaucoup de mosquées sont dans un état misérable, fermées au public et parfois encerclées par un vaste chantier. Si une mosquée a un semblant d’activité, des slogans à la gloire de la Chine communiste sont placardés aux alentours et de hautes grilles empêchent d’y pénétrer librement. Un poste de contrôle est obligatoirement installé à l’entrée. Des appareils de reconnaissance faciale s’occupent de vérifier et ficher les visiteurs.
Je suis presque parvenu à entrer dans l’une d’entre elle, mais le vigile m’a fait remarquer que l’heure de la prière n’était pas encore arrivée ! Je comptais y repasser, mais mes déboires ultérieurs me feront changer d’avis.
La mosquée suivante était difficile à trouver, mais je l’avais repérée de loin tant elle m’apparaissait comme la plus intéressante du centre-ville. Ses hauts portails m’empêchent de la visiter. En face, attablé à la terrasse d’un bouiboui, un homme d’une cinquantaine d’années m’explique comme il peut qu’il en est l’imam et qu’il ne sait pas trop pourquoi elle est fermée pour une durée indéterminée.
A peine les ai-je quitté que la voiture de police stationnée à l’angle de la rue m’interpelle. S’ensuit une difficile négociation. Ils contrôlent mon téléphone portable, mais pas mon appareil photo avec lequel je viens pourtant d’immortaliser l’édifice. De temps à autre, l’imam et son acolyte me lancent des regards fugaces, un peu inquiets. Je peux repartir avec mon téléphone, mais sans ma carte d’identité mongole qui me sera rendue sur présentation de mon passeport. Le chef de ce dispositif de sécurité est cette fois-ci plus âgé et l’atmosphère n’est vraiment pas bon enfant … L’étranger est craint. Dans l’intervalle, des touristes chinois passent. Un jeune policier accourt et leur demande d’effacer leurs clichés. Ils repartent sans montrer patte blanche.
J’avais rencontré un prof d’anglais ouïghour qui discutait aux abords d’une mosquée. Devant mon désir d’y entrer, il s’étonnait que les fidèles ne s’y rendent plus et ne pouvait s’expliquer cette baisse de fréquentation que par la perte de foi des nouvelles générations ...
Les autres religions semblent un peu mieux loties. J’ai pu visiter une église catholique officielle (c’est-à-dire contrôlée par la Chine et non par le Vatican) et assister à la messe. L’ambiance semblait plus détendue à l’entrée, même si les fidèles étaient contrôlés comme pour une mosquée.
Je suis également passé dans deux des rares temples bouddhiste et confucéen de la ville, à cheval entre le lieu de culte et le musée. Les édifices ne comportaient pas de dispositif de sécurité important et aucun contrôle d’identité. Les fidèles étaient rares.
Mon départ d’Urumqi coïncide avec le désir d’éviter toute interpellation. J’ai profité d’une région peu peuplée pour jouer à cache-cache avec les forces de l’ordre. J’ai passé discrètement derrière un poste de contrôle, ai évité un village et ne me suis pas arrêté à un croisement de peur que mon arrêt prolongé ne donne des idées à un policier paisiblement attablé avec des cantonniers.
Je suis arrêté pour la première fois par un barrage six jours après mon départ de la capitale. Par chance un policier appartient à la minorité mongole, dont le nom de la circonscription où nous nous trouvons, la Préfecture autonome mongole de Bayin’gholin, leur est d’ailleurs dédié. Après une instructive discussion en mongol, je repars sans même montrer mes documents.
Je passe un dernier col à 4280m d'altitude et commence une longue descente d’abord dans un environnement steppique puis dans une magnifique forêt de sapins aux senteurs de bolets uniquement perturbée par des chants d’oiseaux. La vallée s’ouvre. Les villages grossissent jusqu’à devenir de petites villes. Les champs apparaissent en même temps que les policiers. En un jour, je passe par cinq postes de contrôle. Les préposés me posent à chaque fois les mêmes questions. Il semble que leur royaume se réduise à un carrefour.
Dans mon dernier hôtel avant la frontière, un policier vient directement toquer à ma porte pour l’enregistrement et promulguer, dans un ton très docte, à l’aide d’un traducteur sur son IPhone toute une série de règles auxquelles je dois me soumetttre. Je ne suis pas autorisé à me rendre chez des particuliers, si je dérange les gens dans leur activité quotidienne la police interviendra, je ne dois pas contrevenir aux lois de la République populaire de Chine … J’ai pitié pour lui.
La sécurité n’est jamais prise à la légère. A quasiment chaque coin de rue, un poste de police est installé. Les écoles sont protégées par de hautes grilles couronnées de barbelés. Les centres commerciaux et les hôtels disposent à l’entrée de détecteurs de métaux et de scanners pour bagages. Les stations-services sont munies d’une protection anti-voiture bélier. J’ai même vu à 3500 mètres d’altitude des bâtiments inhabités et sans importance dotés d’un système de sécurité impressionnant, certainement pour les défendre contre les attaques des bouquetins et des marmottes.
Ces dispositifs de sécurité ont tendance à donner une quelconque importance à des bâtiments administratifs pressés dans des villages insignifiants. Mon imagination vagabonde alors et j’imagine volontiers qu’un centre des services secrets ou la résidence d’un monarque quelconque autorise ce genre de décor.
Tout bâtiment public est surveillé par des vigiles. N’y voyez pas des caïds rompus aux combats de rue pour quelque opération commando secrète dans la bande de Gaza. Ils ont avant tout l’allure de jeunes grands-parents qui n’ont pas trouvé de travail ailleurs et que l’on a affublés d’un gilet pare-balles et d’un casque militaire noir trop grand. Dans les hôtels, mon vélo, accompagné de ses bagages, n’est le plus souvent pas soumis aux contrôles, hôte d’honneur oblige, prouvant, s’il le fallait encore, que ces barbouzes novices n’y croient pas trop.
Ils ne sont d’ailleurs pas les seuls. Dans une zone résidentielle d’Urumqi, des grilles munies d’une caméra et d’un système de contrôle d’identité bloquaient l’accès aux différentes barres d’immeubles. Les passants laissaient les entrées ouvertes. Le petit marché du coin avait un portique de détection de métaux, mais personne ne contrôlait son activité.
Les policiers que je croise sont le plus souvent de jeunes hommes à l’air naïf et je ne peux m’empêcher de croire qu’ils ignorent les secrets macabres de leur commissariat qu’une carrière leur révélera peut-être. Leur libre choix est dans tous les cas fort restreint, pressurisés qu’ils sont par leurs collègues omniprésents.Ils sont tellement nombreux qu’ils ont beau se diviser le travail et faire du zèle, ils ne peuvent que s’ennuyer.
Dans ce contexte, le voyageur constitue tant un palliatif à l’ennui des forces de l’ordre qu’il est suspect : officiellement, les émeutes ont été inspirées par des agitateurs étrangers et ne sont aucunement liées à des questions économiques ou culturelles (17). Enfin, affaibli par sa méconnaissance de la région et de la langue, l’étranger de passage est aussi, aux yeux de la police, un être fragile qui doit être soutenu. Mes rapports avec la police ont ainsi constamment oscillé entre suspicion, curiosité et protection, l’un étant une excuse pour l’autre.
Ma fierté personnelle et mon besoin de liberté me poussaient à m’éloigner de cette junte. Mais, alors que je pénétrais dans une ville, je me surprenais à penser que si je m’y perdais la police arriverait tôt ou tard pour me contrôler d’abord et me secourir ensuite ! Je ne serais pas surpris que ce genre de rapport malsain, propagande aidant, se retrouve au sein de la population, l’espoir d’être protégé faisant oublier les contrôles exagérés.
Les policiers sont en fait des imbéciles. Ils ne parlent en général pas un mot d’une langue étrangère. La plupart ne connaissent même pas le mot passeport en anglais. Quand ils ouvrent le mien, ils ne parviennent pas à comprendre que je viens de Suisse. Je les ai même surpris par deux fois perdus sur mon visa azerbaïdjanais pensant qu’il s’agissait de la page principale.
Je me suis aussi aperçu que les forces de l’ordre ne faisaient pas correctement leur travail. Malgré tous les contrôles dont j’ai été victime, elles ne sont pas parvenues à lever le voile sur mes activités illicites. Le camping est interdit en Chine. De où je débarquais, il était peu probable que j’aie dormi à l’hôtel une seule fois pendant toute la semaine. Pourtant, si j’affirmais avoir passé la nuit dans une ville située à quatre cents kilomètres de là, j’étais cru sur parole. Les policiers n’ont jamais mis la main sur mes deux couteaux de poche, armes pourtant interdites dans tout le Xinjiang à moins que vos données personnelles y soient gravées. Mon ordinateur, sur lequel j’avais installé un réseau privé virtuel pour contourner la censure, n’a pas non plus retenu leur attention. Enfin, si les clichés de mon IPhone ont été inspectés, il ne leur est jamais venu à l’idée de se mettre à la recherche de mon appareil photo. A la lumière du temps dévolu aux contrôles, le constat est amer pour les policiers : ils n’ont pas bien fait leur travail.
Contre toute attente, dans cette atmosphère liberticide, ma pensée se délivre.Un totalitarisme absolu n’a jamais existé parce qu’il est impossible de contrôler totalement l’esprit d’un homme. Même au temps de Staline, l’homme gardait au fond de lui son jardin secret.
Notes
(1) Cariou Alain, Le nouveau Xinjiang : intégration et recompositions territoriales d’une périphérie chinoise, EchoGéo [En ligne], Vol. 9, mis en ligne le 17 juin 2009 disponible sur http://journals.openedition.org/echogeo/11244.
(2) Wong Edward, Riots in Western China Amid Ethnic Tension, The New York Times,https://www.nytimes.com/2009/07/06/world/asia/06china.html?ref=global-home, 5 juillet 2009.
(3) SaphirNews, Les Ouïgours commémorent les cinq ans des émeutes du Xinjiang, https://www.saphirnews.com/Les-Ouigours-commemorent-les-cinq-ans-des-emeutes-du-Xinjiang_a19193.html, 4 juillet 2014.
(4) Ramzy Austin, Time, Why the Uighurs Feel Left Out of China's Boom, Time, http://content.time.com/time/world/article/0,8599,1910302,00.html?iid=sphere-inline-sidebar, 14 juillet 2009.
(5) Kellner Thierry, Chine : le Xinjiang et les Ouïgours, Diploweb, https://www.diploweb.com/p7kell2.htm ,20 décembre 2001.
(6) Erasmus, An American agency denounces the treatment of Muslims in China, The Economist, https://www.economist.com/erasmus/2017/07/07/an-american-agency-denounces-the-treatment-of-muslims-in-china, 7 juillet 2017.
(7) L’Express, La Chine interdit des prénoms musulmans dans la province du Xinjiang, https://www.lexpress.fr/actualite/monde/asie/la-chine-interdit-des-prenoms-musulmans-dans-la-province-du-xinjiang_1903335.html, 28 avril 2017.
(8) Pedroletti Brice, La Chine interdit les barbes et les voiles trop longs au Xinjiang, Le Monde, https://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2017/04/03/la-chine-interdit-les-barbes-et-les-voiles-trop-longs-au-xinjiang_5105031_3216.html,03 avril 2017.
(9) Finnegan Conor, US says number of Muslim minorities in Chinese internment camps may be 'in the millions', ABC News, https://abcnews.go.com/beta-story-container/International/us-number-muslim-minorities-chinese-internment-camps-millions/story?id=57240677, 17 août 2018.
(10) The Economist, Tongue-tied, https://www.economist.com/china/2015/06/27/tongue-tied, 27 juin 2015.
(11) Rauhala Emily, New evidence emerges of China forcing Muslims into ‘reeducation’ camps, The Washington Post, https://www.washingtonpost.com/world/asia_pacific/new-evidence-emerges-that-china-is-forcing-muslims-into-reeducation-camps/2018/08/10/1d6d2f64-8dce-11e8-9b0d-749fb254bc3d_story.html?noredirect=on&utm_term=.714b9582c836, 10 août 2018.
(12) Batke Jessica, What Satellite Images Can Show Us about ‘Re-education’ Camps in Xinjiang, ChinaFile, http://www.chinafile.com/reporting-opinion/features/what-satellite-images-can-show-us-about-re-education-camps-xinjiang, 23 août 2018.
(13) Finnegan Conor, op. cit.
(14) Batke Jessica, op. cit.
(15) Rauhala Emily, op. cit.
(16)Vanderklippeasia Nathan, UBC student uses satellite images to track suspected Chinese re-education centres where Uyghurs imprisoned, The Globe and Mail, https://www.theglobeandmail.com/world/article-ubc-student-uses-satellite-images-to-track-suspected-chinese-re/, 9 juillet 2018.
(17) Ramzy Austin, op. cit.
Derniers commentaires
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C'est beau, c'est plein de vie et d'humanité; merci pour le partage de tes voyages.
Lieber Dimitri.
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Liebe Grüße
Jasmin
Hello