Mais où se cachent les parfums d’Asie ? (entrée en Turquie kms 8885, fin octobre, sortie 23 décembre kms 11300)
Ma tentative de fuir l’hiver précoce en Roumanie me gratifie d’un automne diluvien et venteux en Thrace (Turquie occidentale). La route, obliquant légèrement mais constamment vers le sud-est, je chatouillais l’espoir de convertir le vent de face en vent de dos. Comme solde de toute récompense, les rafales me prenaient désormais à revers menaçant à chaque instant de me projeter sur le bas-côté.
Jusqu’à lors les changements étaient apparus comme des réajustements. La Suisse avait préfiguré l’Allemagne, comme la sauna lettone les bains biélorusses. Les contreforts alpins s’étaient assoupis pour s’évanouir dans les forêts d’Europe centrale. L’entrée en Turquie devait être la rupture entre deux mondes : chrétienté et modernité d’un côté, traditionalisme et islam de l’autre. Je quittais l’Europe désabusée et rationnelle pour les saveurs orientales enchanteresses.
Ces vues monolithiques, déjà si bien fissurées par une Europe tiraillée tant par ses vieux démons que par l’étendue de son territoire, allaient définitivement éclater devant la magie turque. En lieu et place de la préfiguration d’un autre monde, je retirais le voile sur une nouvelle gamme de contrastes.
Les routes sont larges, bien entretenues, les retraites honnêtes. Les villages prennent la forme de petites bourgades animées. A l’Est, l’éloignement de la capitale est certes palpable, mais en dépit de voisins peu conciliants - la frontière avec l’Arménie est fermée, l’Iran est toujours sous embargo, l’Irak et la Syrie sont en guerre - le pays ne sombre jamais dans la désorganisation, la ruine ou le désespoir. Mes souvenirs m’emportent, traversent la Bulgarie et la Roumanie sans encombre, enjambent la Biélorussie, l’Ukraine et la Moldavie pour atterrir en Estonie dernier pays que j’ai traversé à supporter la comparaison.
La religion si discrète dans les ex-républiques socialistes, devient une évidence. Les minarets apparus si discrètement en Bulgarie poussent désormais dans chaque village. Le voile, témoin secondaire mais si visible des tiraillements absurdes entre une modernité aliénante et un conservatisme réactif aux mœurs débridées, trouve son point d’orgue à Istanbul : d’un côté, maquillage tapageur et formes sont mis en évidence; de l’autre, s’affiche le désir d’être humble et pudique. En s’éloignant de la métropole, l’antagonisme devient moins criant : la décence, avec ou sans voile, tend à s’imposer comme dénominateur commun.
Les nuances de l’habillement et du vivre ensemble se redessinent au détour des chemins. Une cité universitaire dévoile et rapproche les sexes opposés. D’un quartier alevi, un parfum libertaire se dégage, résultat d’une lecture du coran à la recherche de l’amour du divin. Avec les réformes du président Erdogan, le voile est réapparu récemment à l’école primaire. J’observe les écoliers jouer dans la cour d’écoles. Je tente d’y déceler des traces de ségrégation entre voilés et têtes nues, sans succès. Par la magie des jeux d’enfants, le mélange s'opère.
Dans les petites bourgades, en s’avançant dans les terres, à la tombée de la nuit, les hommes restés seuls sur les terrasses n’ont plus rien à contempler. La fraternité masculine s’exprime autour d’un thé, denrée si souvent offerte, prétexte pour une halte, un moment de partage et l’assouvissement de toute curiosité. L’originalité de mes hôtes se cache dans les professions : pompiste, restaurateur, camionneur, entrepreneur, préposés à l’entretien des routes, policiers, retraités, professeur d’anglais, étudiante… Dans les petits restaurants de l’Est, il devient difficile de manger seul, un badaud venant souvent me tenir compagnie.
Les bergers m’invitent à dormir chez eux. Avec Mohammed, Ali et Hussein –difficile de faire un tiercé plus musulman– je découvre bière, poêle surchauffé et restes de russe. Le premier est de famille azerbaïdjanaise et ses gènes ont su conserver de la grande fraternité entre les peuples de juteuses insultes en russe. Le second a un oncle immigré dans le Caucase russe et y a vécu dans son enfance. Pendant que les chèvres se reposent, le thé irrigue la conversation. Mohammed travaille comme berger six mois par an, puis laisse la place à un copain et rejoint sa famille. Les autres ont leur vie au village. Pendant que les chiens se reposent sur des sofas curieusement posés dans la prairie, on tente vainement de s’organiser pour aller chercher des bières au village.
A Konya, je suis hébergé dans la chambre des canaris, programmés pour chanter dès les premiers rayons du soleil. Afin de prolonger leur sommeil, avec un succès tout relatif et la crainte de les faire suffoquer, je recouvre la cage d’une serviette : j’ai vu ça dans « Titi et gros minet ». Mes amis posent une nappe sur le tapis de la chambre d’un des colocataires. Assis en tailleur ou dans une génuflexion permanente, chacun se sert à l’envi, directement avec sa cuillère, dans les assiettes communes, disposées sur la nappe, offrant riz, omelette, salade et morceaux de viande.
D’une réalité dure et aride naît gaieté et insouciance. Deux vélomoteurs sans conducteur foncent à tombeau ouvert sur une ligne droite. A y regarder de plus près, les deux adolescents ont le corps parfaitement parallèle à la route, le ventre soutenu par la selle et les mains libres pour diriger. Devant un site archéologique, par une belle matinée de novembre, je rencontre un groupe de joyeux lurons : « J’étais dans un bar et, à une heure du matin, je me suis dit : "J’aimerais faire un tour à la campagne. Je me souviens d’un ancien temple…" Alors j’ai téléphoné à mon ami Ilhan. En partant, nous avons croisé notre copain Yavuz et nous l’avons embarqué. Et nous y voici, six heures et 400 kilomètres plus loin. Nos femmes nous attendent à la maison ».
Mais, plus que les prémices de l’Asie, c’est le contexte turc qui reprend le dessus. A Erzurum, je débarque en plein festival d’hiver. La place devant l’estrade est noire de monde, des jeunes pour la plupart. L’entrée est gratuite, aucune nourriture n’est vendue et un seul stand, trop petit pour satisfaire la demande, distribue du thé. Les gens s’amusent sans mercantilisme et sans une goutte d’alcool. Du coup, les policiers, déployés en nombre, se tournent les pouces …
Afin de faciliter mon avancée à travers le froid, j’avais recensé quelques villes réputées pour leurs hammams. A Bursa, une source approvisionne un bassin d’une eau bouillante dans la salle chaude. Autour, des clients, tous vêtus d’un pagne à carreaux rouge et blanc, se lavent jusqu’au fond des oreilles. La salle humide – le hammam tel qu’on le connaît en Suisse- tire sa chaleur et son humidité exclusivement de l’eau de source coulant derrière un grillage. Dans les vestiaires, épuisés par la chaleur, les massages et la mousse, les clients s’allongent et boivent du thé. A Istanbul, le hammam de mon quartier n’offrait guère plus qu’un massage rustique sous des kilos de savon, après lequel le visage luit. Dans la petite sauna pour remplacer la salle humide, le gérant se fâche en me voyant ajouter de l’eau sur les pierres. Plus de 40 degrés risquerait de les endommager! Quelque part en Anatolie, alors que je me reposais sur les dalles chauffées de la salle chaude, un irakien entame la discussion. Son faible niveau d’anglais le contraint à la concision et l’empêche d’envelopper ses intentions derrière de longs discours. Que fait-il en Turquie ? Du tourisme sexuel. Les prostituées sont-elles dures à trouver ? Non. Les filles coûtent-elles cher ? Non. Est-ce mieux qu’en Irak ? Oui, les pénis sont plus développés. Est-il homosexuel ? Il est actif, me dit-il avec un sourire aux lèvres. Je n’en saurai pas plus. Un masseur vient interrompre notre charmante discussion...
A Bingöl, en plein Kurdistan, je partage la chambre avec deux jeunes prétendument venus pour les vacances. Le coin n’a pourtant rien de touristique: la brume remplace la mer, le froid les femmes, les HLM les sites millénaires. Le voile tombe sous le coup de mon rire sarcastique, à condition que le secret ne sorte pas de la chambre : il s’agit de militaires gradés attendant le signal pour affronter les rebelles kurdes. Leur parcours, photos à l’appui, dessine les contours de guerres hystériques dans un contexte post-colonial : Fatih a participé à des missions en Bosnie, en Somalie et en Afghanistan ainsi qu’à d'énigmatiques vacances d’été en Tchétchénie, pour l’entrainement des troupes, cette fois-ci au nom de l’amitié entre peuples musulmans. Je n’avais pas devant moi des idéologues, simplement des jeunes fascinés par les armes et le goût du risque.
Les dernières forêts d’Europe avaient débouché sur Istanbul, gigantesque mégalopole, si étirée qu’elle semble sans fin. Un peu plus loin, les douces côtes de la mer Egée, si prisées des touristes, se perdent à leur tour dans les plateaux d’Anatolie, toujours plus arides, austères et élevés. Même les barrages sur l’Euphrate ne parviennent que très modestement à fertiliser les terres. L’hiver s’invite, le thermostat fait office de canicule. Les voitures s’arrêtent, m’invitent à monter ; le froid commence à piquer. Le doute s’installe.
Pourquoi pédaler vers le froid et la nuit, dans une région monotone, les chiens aux trousses? Les campagnes sont désertes et les habitants terrés attendent le retour des beaux jours. Dans le Nord-Est où les villes frôlent les 2000 mètres, des champs défrichés et des terres désertiques abandonnés aux morsures du vent se recouvrent maintenant d’une fine couche de neige. En ce début de décembre, le thermomètre affiche des moins quinze et les routes deviennent glissantes.
Le doute n’allait qu’en s’amplifiant. Si le voyage n’a pas de sens quand il fait froid, pourquoi en aurait-il quand il fait chaud ? A y regarder de plus près, la racine de ces tourments réside dans le mode de locomotion et l’itinéraire. Je pourrais observer le paysage glisser sur la vitre d’un bus, aller vers les destinations belles et agréables, me concentrer sur les lieux intéressants c’est-à-dire ceux dont la renommée touristique n’est plus à faire.
Mais je ne suis pas à la recherche du paradis terrestre et encore moins de la facilité. Le tourisme de masse a horreur du vide et c’est là sa plus grande erreur. Il faut de l’amusement, du beau, de la vitesse. Quid de l’introduction vers la Cappadoce sur des centaines de kilomètres, finies les errances à la recherche d’un quelconque magasin de vélo, exit les tourments qui justement rendent la vie belle. L’absence et la recherche de l’invisible permettent de découvrir des horizons nouveaux et même l’arrivée sur des sites touristiques devient une consécration.
Depuis Erzurum saupoudré de neige et parsemé de plaques de verglas, pour éviter aux passants la monotonie, après un dernier pic de froid et de perdition, la neige disparait, les lacs et barrages apparaissent, une vallée étroite et sans fin se mue en un labyrinthe de passerelles et de tunnels. Ce parcours qui aurait pu mener tant en enfer qu’au paradis, dessine une renaissance, promue au rang d’espoir à la vue de la mer.
Justine
Dimitri, tu écris si bien, tu es si courageux. Je te souhaite bonne continuation, j'ai hâte de continuer à te lire et hâte de te voir à ton retour. Bise